Le féminisme de Laurie

(TW : viol, agressions sexuelles)

Un jour, un homme m’a demandé depuis quand j’étais devenue féministe. Je lui ai répondu « J’étais féministe depuis ma naissance, je ne le savais juste pas encore. » En y repensant, ça m’évoque évidemment la célèbre citation de Simone de Beauvoir : « on ne nait pas femme, on le devient », puis plus tard reprise par Julia Pietri en femmage « on ne nait pas féministe, on le devient. » Alors je n’évoquerais pas les prémisses de ce qui constitue mon existence à ce jour, mais je traiterai de ce processus dont parle bell looks de déconstruction du sexisme.

Dissonance cognitive et résonance politique

Il a commencé tard pour moi, car à l’époque l’injonction de s’épiler les poils de jambes en 6 ème, je les vivais comme des micro-violences connectées au harcèlement scolaire lié à ma classe sociale populaire plus qu’à un processus de domination. J’étais impuissante, en insécurité, de classe sociale modeste et j’assimilais tout ce qui m’arrivait à une sorte de réverbération liée à ma condition économique plus qu’à ma condition sexuée de genre tout comme la sociologue directrice d’études à l’EHESS, Rose-Marie Lagrave. Et cette conception sexuée, je l’ai appris plus tard, était un biais d’interprétation sur ma vie qui m’a empêché de comprendre tellement de choses ! Et de me protéger de tellement d’autres ! J’ai normalisé des agressions graves, des comportements inappropriés, sexistes, méprisables et parfois valorisés. J’ai eu une profonde dissonance cognitive de me rendre compte que ce que me disaient mes parents – et que je ne voulais pas admettre à l’époque – était une réalité. « Fais attention avec les garçons, ne donne pas tout », « fais attention quand tu sors le soir, envoie-nous un message », « tu dois travailler dur, trouver un travail pour acquérir une certaine autonomie et ne pas dépendre d’un homme » ou de toute personne par ailleurs. Agression après agression, souvent en lien direct avec mon genre, je ne pouvais plus compromettre ma santé physique, psychique et mentale : j’ai admis peut-être l’un de mes premiers biais, un biais de genre, un éloge à la décontraction aujourd’hui qui prend de multiples formes.

Dilemme des expériences et des faits

J’étais entre deux chaises, le dilemme était sans équivoque : « non je ne peux pas y croire ! » et « mais si ma vieille, c’est logique à présent ». Quel est le vrai du faux ?
Pourquoi je me sens coupable de vivre tant d’agressions, de regards appuyés, de paroles innocentes qui me rendent si vulnérable et contre lesquelles je suis encore aujourd’hui en mutisme ? Je dois bien reconnaitre que ce n’est qu’après avoir pris conscience de mes agressions, lu pour la première fois la définition d’un viol dans la juridiction que ma tête a implosé, craquelé, comme fissurée. Je ne ferais pas la généralisation abusive de décrire que toute féministe a enduré les pires atrocités que ce monde peut prétendre ne pas lui apporter, mais on n’atterrit jamais par hasard quelque part. L’expérience et la théorie, avec une approche de plus en plus méthodique, sont moteurs d’émancipation de chaque individu, homme comme femme.

Pour l’illustrer, pas plus tard qu’aujourd’hui, alors que j’étais chez moi, à la fenêtre, un homme en vélo passait et il ne m’a pas lâché du regard pour attirer mon attention. J’étais habillée, rien ne présageait que cela n’arrive. Une autre fois, on m’a poussé de mon vélo, une autre fois on s’est mis devant moi pour arrêter mon vélo à m’en faire tomber. Ça parait anodin et pourtant, de mon point de vue il n’en est rien. C’est une, deux, huit, trente expériences de ma propre personne. Lorsqu’on vit des inégalités, des oppressions et qu’on a les moyens de s’y confronter, on le fait indéniablement. J’ai acquis des privilèges, une culture plus légitime, je suis née avec d’autres sans le savoir, blanche, valide. Mais, j’étais – et je suis – prisonnière de mon propre sexe, de mon propre corps, – qui constitue aussi une force, j’accepte les deux faces d’une même pièce. Les enjeux sont nombreux pour les féministes et on le dit à mon sens trop peu : derrière la rage, l’histoire de leur exclusion, il y a les répercussions et une volonté d’aller au-delà de ce qui pré-existe. Changer de système de croyances, changer de système économique qui exploite sans vergogne enfants, femmes, nature. (Attention au biais d’appel à la nature !) Je fais un détour global de mes conclusions en côtoyant deux milieux qui me poussent à me dépasser. Dépasser des croyances, des préjugés sexistes, racistes, validantes, sans m’empêcher de croire. Je pense sincèrement qu’on ne peut imaginer ne plus croire en quoi que ce soit. Durkheim montrait bien que la croyance a un intérêt particulier pour vivre et faire société, et qu’à mesure que les croyances diminuaient, il semblait que la cohésion sociale s’effritait et qu’il fallait donc chercher à renforcer certains systèmes de croyance. Max Weber en ayant théorisé le désenchantement du monde a lui aussi mis en exergue que la rationalisation de la société conduirait à plus d’individualisme et que certaines résistances pseudo-scientifiques émergeraient. C’est aussi ce que l’on voit avec la croissance des bouquins de développement personnel et le capitalisme émotionnel dont il témoigne comme le décrit Eva Illouz.

Mais on peut et on devrait toutes et tous questionner nos croyances régulièrement.

Une conscience féministe et des biais de genre

Je reviens un peu plus haut : la lumière de mes écrits, de mes révoltes n’étaient que supputées qu’aux remarques masculines. Avant. Je me suis construite contre les femmes en cherchant la « validation » des hommes, qui pour moi n’est rien de plus que de la reconnaissance en des travaux peu valorisés, naturalisés comme celui de l’amour, du sexe, du lien social, de l’écoute, de l’administration, relevant d’une forme de « camaraderie ». La seule différence est qu’aujourd’hui j’en ai conscience et que je revendique plus de choses, quitte à générer discussions et conflits car on n’a jamais avancé en étant toutes et tous d’accord, ou nous serions dans une secte, éventuellement bien chevronnée. Dans l’histoire, on pensait que le travail libérerait les femmes, mettrait en exergue leur liberté, leur autonomie mais il n’en est rien. Je ne dis pas que les avancées pour l’égalité sont restées de marbre attention, je développe l’idée qu’elles se sont reproduites autrement, de façon moins visibles – et de ce fait peut-être plus nuisibles. L’araignée qu’on ne voit pas est toujours plus irritante que celle que l’on voit et sur laquelle on peut agir directement en la jetant dehors. La reproduction est qu’elles sont majoritaires dans les sphères du « care » et cela n’a rien de naturel. Les femmes peuvent être d’excellentes sceptiques et elles n’ont rien à envier à qui que ce soit.

Et sachez, que malgré la force de ma détermination féministe, le doute est toujours présent en moi, mais je le camoufle mieux, j’ose m’exposer, j’ose parler, et parfois, souvent même, ce n’est pas parfaitement sourcé, parce que cette expression est auto-proclamée, un outil politique, un usage inhabituel à un travail de censure que j’ai intériorisé. Les sources regorgent dans ma tête, dans mon corps, tout est limpide et se nouent avec mes expériences quotidiennes qui forcément les renforcent. Je ne voulais pas le voir au début, il ne faut pas croire que les féministes sont sûres d’elles. Elles font simplement ce qu’elles peuvent avec ce qu’on leur a donné d’espace pour développer leurs compétences, leur assurance et l’insignifiance qui continue de leur coller à la peau, qui les bride. Des expériences de psychologie sociale le démontrent : les femmes qui ont intériorisé des stéréotypes de genre se mettront elles-mêmes des bâtons dans les roues. Ce double standard nous colle à la peau : celui où on n’est jamais assez et trop en même temps, celui qui nous permet d’analyser qu’on n’attend pas les mêmes choses des petites filles et des petits garçons à l’école. Cette fragmentation de socialisation genrée qui contribue à perpétuer les fondations de toutes sortes de violence.

Le doute féministe est l’opprobre du peuple

Je sais que le féminisme me permet de vivre, de me raccrocher à la vie parce qu’il est porteur de l’espoir, la croyance que les femmes et les hommes sont vertueuses, qu’ils peuvent ensemble s’améliorer. À la sonorité de peurs communes, de crises d’angoisse, mais aussi de joies éparses, d’amour sororal et adelphe, il résiste à la tentation de la soumission, de l’incompréhension. C’est pour cela que la zététique et le féminisme devraient faire front commun : ils cherchent à s’émanciper de quelque chose pour accéder à plus de vérités, plus de faits, plus de démonstrations afin de ne plus exister en se voilant la face, que cela soit sur les inégalités, les préjugés, les croyances. Toutes les femmes et tous les hommes ne deviennent pas féministes après une agression, ni plusieurs. Mais il faut bien dire que ça génère un terrain fertile d’enlacer son expérience personnelle à celle de l’histoire de bien d’autres femmes. Combien de sceptiques le sont devenu-e-s après avoir traversé une expérience irrationnelle grave ? Je ne suis pas irréaliste, je pense que l’égalité telle que je la conçois n’arrivera pas de mon vivant : c’est la croyance la plus ancrée de mon être qui guide mes choix, choix que je dois remettre en question continuellement. Je suis persuadée pour autant que c’est la meilleure chose à faire. Lutter pour les femmes, pour leur drame quotidien, pour leur frayer un « bonheur » que l’on nous a trop souvent décrit dans l’histoire comme le principe d’un apanage masculin. Le doute n’est plus permis lorsqu’il se confronte à la dure réalité que nous expose les sciences humaines.

Femmes et médecine en question

Ce bonheur passe par la conscience de ce biais de genre : en me posant la question, pourquoi les femmes sont plus sujettes à intégrer des croyances que les hommes, je me suis rendue compte que je faisais moi-même l’expérience de mauvais traitements. Du médecin au contrôle social gynécologique, une défiance s’est installée bien que résolument moindre en comparaison de ma confiance en la science. Ils existent plus de plaignantes que de plaignants, c’est ce que démontrent deux journalistes, Delphine Bauer et Ariane Puccini. Mediator (pour perdre des kilos…), Levothyrox, prothèse PIP (mammaire)… un traitement contre la calvitie a aussi été remis en cause, le Propecia. Mais la proportion de femmes reste disproportionnée. Dans un rapport datant de 2001 réalisé par le Government Accountability Office, on rapporte que 8 des 10 médicaments retirés du marché avaient généré plus de dommages chez les femmes que chez les hommes. Dans les milieux scientifiques, il est admis que la femme n’est pas un homme comme un autre. De cette différence, les traitements doivent être administrés différemment dans certains cas. Un autre constat encore : les femmes sont sous-représentées dans les essais cliniques comme l’évoque Catherine Vidal, neurobiologie et Muriel Salle qui constitue une étape importante dans l’évaluation d’un traitement. J’y ai appris également que les femmes étaient plus grandes consommatrices de médicaments et que pourtant, par exemple, de nombreux médicaments ne sont pas conseillés en cas de grossesse. Il y aurait encore tant de choses à décrire, à rajouter, tant en expérience personnelle que collective pour soulever un point essentiel : il y a d’une part, des pratiques liées à la santé des personnes que l’on pourrait qualifier de sexistes et d’autre part, des efforts à fournir sur les effets secondaires, le rapport entre efficacité et danger pour la santé des personnes, en particulier les femmes.

Tout le monde peut être féministe si elle ou il en a envie

Je ne me suis pas arrêtée en si bon chemin : j’arpente petit à petit les étagères des librairies féministes, de cairn, des blogs, des podcasts, des comptes militants sur instagram, je scrute les articles de journalistes brillantes, exaltantes et je ne fais que constater la foisonnante littérature des femmes, leur implication dans le politique, leur tentative d’accéder, ou du moins à propager, l’idée de ce que j’ai encore tant de mal à satisfaire : un besoin d’égalité, de considération, dans la sphère publique comme dans la sphère privée.

A ce titre, le post instagram de @toutestpolitique est important. Elle dit :

« J’ai tout lu.
Je vous le promets, j’ai tout lu.
Sur la France qui serait une démocratie défaillante.

J’ai lu sur le MeToo inceste.
Et aussi sur le MeToo gay.

J’ai lu les affaires sordides concernant Duhamel, PPDA, Louvin, Tron.

Et tant d’autres.

J’ai lu les échanges de SMS dans l’affaire Darmanin.

J’ai lu les horreurs de Vidal sur l’université qui serait un répère d’islamogauchistes.

J’ai lu sur les étudiants qui font la queue car ils crèvent de faim. Littéralement.

J’ai lu sur la PMA qui est tout sauf pour toutes.
J’ai lu sur le prétendu séparatisme.
J’ai lu sur la langue inclusive qu’on veut interdire.
J’ai tout lu, parce qu’il n’y a que ça, partout, en permanence.

De l’injustice.
De l’indignation.
De la douleur, de la souffrance.
Des cris du cœur et des poings levés.
Mais éparpillés, isolés.

Les nouvelles ne pourraient qu’être mauvaises, ce serait déjà bien assez.

Mais elles sont aussi bouleversantes, inquiétantes.

J’admire celles et ceux qui parviennent à réagir à tout, à chaud comme à froid.

Qui trouvent le bon mot pour exprimer leur colère.
Dont les analyses tombent juste.
Moi, tout me manque.
Alors je lis. »

Mes nouvelles lunettes de lecture de la société me montraient là où je voulais bien voir des effets de cette domination, bien plus prégnante que je ne l’imaginais. Je pensais droit à l’avortement, droit de vote, femmes de pouvoir, égalité salariale et je découvrais avec stupéfaction, inégalités d’implication parentale, division des tâches domestiques à temporalité inégale, inégalités de la sur-charge mentale, inégalités du nombre d’agresseurs et de victimes, inégalité du temps de parole accordé aux femmes et leur apparition dans les médias : je voyais et je mesurais ce que je n’avais jamais cherché à saisir. Mon genre implique un tas d’inégalités, plus amères les unes que les autres et il y a pire que moi !

Je suis valide, blanche, issue de classe populaire certes mais avec des parents aidants, non divorcés, des ami-e-s chouettes et une liberté d’action bien que contrôlée par ces messieurs, comme lorsqu’ils me scrutent du regard, me suivent sur les trottoirs, me bousculent dans les couloirs, exhibent leurs parties génitales dérisoires, les inscrivent dans ma mémoire pour que j’y repense certainement le soir, me poussent de mon vélo alors que je me rends à mon boulot. Depuis tout ça, je me raccroche au message d’espoir de Gisèle Halimi : « Ne vous résignez jamais. » Je ne serai plus de ce monde le jour où cela arrivera. Et les biais en tant qu’outils me paraissent importants d’autant plus s’ils concilient les enjeux féministes. Si ni les femmes ni les hommes ne font cette démarche féministe d’exploration, elles et ils seront elles/eux aussi biaisé-e-s dans leurs propres contradictions et croyances de ce qu’offre le monde en rapports de force qui les discriminent et les dominent simultanément.

Laurie

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